La bande dessinée dans les programmes scolaires
Il ne faut pas confondre littérature et étude de la langue: si l'étude de la langue consiste, à partir d'exemples concrets, d'exercices, de textes, et parfois de bandes dessinées, supports ludiques par excellence, à travailler les compétences de grammaire, de conjugaison, d'orthographe, de vocabulaire ou de rédaction, les oeuvres littéraires ne doivent pas être réduites au simple rang d'outils. Si on se fie au document d'accompagnement Une culture littéraire à l'école, ressources pour le cycle 3, de mars 2008, il est crucial de donner à l'enfant au cours de sa scolarité, sans surestimer ses capacités de lecteur, une culture commune, un socle littéraire commun, un réseau d'oeuvres indispensable à la bonne compréhension des cours de littérature ultérieurs, au collège comme au lycée, et, pourquoi pas, dans le cadre d'études supérieures. Cela lui permet par la suite de discuter avec ses camarades d'oeuvres déjà appréhendées, et d'échanger des opinions à leur sujet. En effet, ces séances de littératures à l'école primaire, vues comme des espaces de débat, d'échanges, permettent à l'élève, outre cette constitution d'un patrimoine culturel, d'aiguiser son esprit critique, de débattre avec ses pairs, tout en intégrant des notions littéraires simples, encore balbutiantes, mais qui lui seront utiles par la suite, comme le schéma narratif, par exemple. L'enseignant doit aborder avec précautions ces séances, en veillant à la compréhension de tous, en insistant particulièrement sur les passages les plus complexes, à l'intention des lecteurs les plus faibles, notamment. A cet égard, un travail sur la bande dessinée, média dans lequel la lecture de l'image revêt une importance capitale, voire parfois prépondérante, peut être salutaire pour les élèves ordinairement en retrait, handicapés par une maitrise de la lecture sommaire. Accoutumés à la lecture d'image depuis la maternelle, ceux ci peuvent aisément participer à la séance de lecture, en oubliant leurs complexes. Ils développent ainsi leurs propres compétences littéraire et leurs sens de la critique.
Si on s'en tient à ce raisonnement, la présence de listes de références d'ouvrages recommandés par le Ministère de l'Education Nationale, prend tout son sens. Bien sûr, tous les ouvrages, même de jeunesse, ne sont pas forcément appropriés à une lecture en classe, ce qui reste relativement subjectif. Ces listes permettent d'opérer des choix sans crainte de se tromper. Par ailleurs, les enseignants de l'école primaire, venant d'horizons différents, ne sont pas nécessairement tous des spécialistes de la littérature de jeunesse. L'exemple de la bande dessinée, média encore jeune pour lequel la formation est quasiment inexistante, est à cet égard parlant. La mise à disposition de ces listes permet là encore aux enseignants de choisir des oeuvres adaptées. Mais la véritable vocation de ces listes est de permettre aux enfants d'acquérir ce patrimoine littéraire commun, grâce auquel ils pourront par la suite mettre en réseau les oeuvres abordées durant leur scolarité.
La liste de référence d'oeuvres littéraires pour le troisième cycle présente ainsi vingt huit albums, allant du classique immortel (Le Nid des Marsupilamis, de Franquin) à la « nouvelle bande dessinée » (Monsieur Crocodile a beaucoup faim, de Joann Sfar, par exemple), en passant par les albums les plus inclassables et absurdes ( Philémon, le Naufragé du A, de Fred). Tous les genres sont également représentés, que ce soit l'humour (Mélusine, de Clarke et Gilson), l'aventure policière (Clifton, ce cher Wilkinson, de Turk et De Groot), le western (Western, de Rosinski et Van Hamme), ou la science-fiction, par exemple (Yoko Tsuno, le trio de l'étrange, par Leloup). L'enfant peut ainsi établir des passerelles, des connections avec d'autres oeuvres du même genre, sur d'autres supports, comme le roman policier. Il se rend compte que, d'un média à l'autre, un même genre reste balisé, codifié, ce qui le rend aisément reconnaissable. Du seul point de vue de la bande dessinée, on constate que cette liste d'albums de référence trouve un écho au collège, où, bien évidemment, le même genre de liste d'oeuvres existe, adaptée à l'age et aux connaissances des collégiens. Partie de chasse, d'Enki Bilal, fable désabusée sur la fin de la guerre froide préconisée pour la classe de troisième, par exemple, ne peut s'appréhender sans connaissances préalables sur cette période historique. Très souvent, ces listes pour le collège, abondantes, reprennent des héros déjà abordés au troisième cycle. Ainsi, il est préconisé en 6ème d'étudier un nouveau tome des aventures de Philémon, de Fred, le voyage de l'incrédule, et en 3ème son Histoire du corbac aux baskets, ouvrage plus adulte mêlant à son registre habituel ironie et critique sociale. De la même manière, en 5ème et en 4ème, on recommande aux professeurs de lire de nouveaux albums de la série Yoko Tsuno, de Leloup, ou de Spirou et Fantasio, de Franquin. Bien sûr, les analyses se font plus fines, les thèmes abordés sont différents (Le Dictateur et le Champignon, par exemple, trente septième opus de la série Spirou et Fantasio, peut permettre d'aborder le thème de la dictature, et peut facilement être mis en réseau avec d'autres oeuvres, comme Le Dictateur, de Charlie Chaplin), mais les élèves se retrouvent en terrain connu. Ils connaissent les auteurs, les héros, les univers dans lesquels ils évoluent. Les listes du collège préconisent également des séries inédites, dont les codes sont connus: l'aventure policière abordée dans Clifton, de Turk et de Groot, se retrouve ainsi dans la série Gil Jourdan, de Maurice Tillieux, préconisée en 5ème ou 4ème. Le genre du western, appréhendé avec Western, de Rosinski et Van Hamme, est familier à l'élève quand on lui présente, quelques années plus tard, Blueberry, de Giraud et Charlier, ou Lucky Luke, de Morris et Goscinny. Dans Lucky Luke, il peut même retrouver, entremêlés aux codes du western, des codes propres à la bande dessinée humoristique. C'est là la vocation des programmes et des listes de référence de l'éducation nationale: cela reste des oeuvres conseillées et non imposées, mais le bon emploi de ces listes permet à l'élève de se forger un patrimoine de lectures indispensable à sa compréhension ultérieure des ouvrages littéraires qu'il rencontrera tout au long de sa scolarité.
A titre d'illustration, je vais maintenant réaliser quelques brèves analyses de trois albums pris au hasard dans la liste de référence du troisième cycle:
-Bob de Groot, Turk, Clifton, ce cher Wilkinson, Le Lombard, 1978.
-Fred, Philémon, le naufragé du A, Dargaud, 2006.
-Clarke, Gilson, Mélusine, Sortilèges, Dupuis 1995.
-Clifton, ce cher Wilkinson.
Le colonel Harold Wilberforce Clifton, digne retraité du MI5, service de renseignements anglais, mène une paisible retraite aux côtés de sa gouvernante, la redoutable miss Partridge, retraite uniquement troublée par quelques affaires que lui confie régulièrement Scotland Yard. Mais un soir, son dîner est troublé par d'étranges phénomènes: soupières qui volent, vaisselle qui tombe.... tout porte à croire que la maison est hantée, ce que le colonel, en anglais flegmatique, militaire de surcroît, se refuse à croire. Il mène donc son enquête, qui ne tarde pas à le mener à Mr Wilkinson, un artiste de cabaret, qui a voulu, semble-t-il, lui faire une blague. Tout est bien qui finit bien, mais, quelques jours plus tard, un vol inexplicable se produit. Tout semble accuser Wilkinson.
Bande dessinée typique de l'école franco belge, Clifton, créé par Raymond Macherot en 1959, est une oeuvre attrayante, lisible, facilement abordable, et reprenant de façon claire le schéma narratif traditionnel (situation de départ, élément perturbateur, péripéties, élément de résolution, et situation finale). Les pistes pédagogiques y sont légion. En effet, cet album mêle adroitement éléments du genre policier, éléments comiques (les relations entre le colonel et sa truculente gouvernante) et éléments fantastiques (la télékinésie, admise comme normale). La caricature de l'anglais traditionnel, que l'on peut mettre en relation avec celle observée dans Astérix chez les Bretons ou avec l'image au premier degré de l'anglais traditionnel vue dans Blake et Mortimer, d'E.P. Jacobs, peut être prétexte à une étude de la civilisation anglaise et à une séance d'anglais, sur la vie quotidienne de l'anglais fantasmé comme on le croise dans Clifton. Les relations entre les personnages sont également dignes d'intérêt: les joutes verbales entre Clifton et sa gouvernante, dont il est jaloux du fait de sa notoriété supérieure à la sienne, en tant que meilleure cuisinière du royaume, sont savoureux, et donnent aux personnages une réelle épaisseur, au delà des effets comiques induits par ce bouleversement de la hiérarchie.
-Philémon, le Naufragé du A.
Philémon, jeune fermier, tombe dans un puits. Il arrive directement sur des îles étranges, formées par les lettres de l'Océan Atlantique. Barthélémy, le puisatier arrivé avant lui lui fait découvrir les merveilles et les bizarreries de ces mondes étranges: plante-horloge, arbre à bouteilles....
Aventures oniriques, inclassables, que l'on pourrait rapprocher d'Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll, les pérégrinations de Philémon, anti-héros atypique, n'ont pas rencontré le succès lors de sa publication dans Pilote, malgré l'engouement de René Goscinny. Elle est néanmoins restée dans les mémoires comme l'une des bandes dessinées les plus poétiques et les plus originales de la production franco-belge. Fred y repousse sans cesse les limites de son média, que ce soit du point de vue du graphisme, très personnel et au service de son univers, au détriment de toute velléité esthétique, que du récit. Les pistes pédagogiques y sont ici aussi très nombreuses: on peut citer, pêle-mêle, les références au voyage dans le temps et aux paradoxes temporels, les références à la mythologie (les licornes, les centaures, etc...), le thème de l'exotisme et du naufragé, qui rappelle le personnage de Robinson Crusoé.... toutes ces références culturelles dans Philémon constituent des stratagèmes narratifs, et permettent de mettre cette oeuvre en réseau avec d'autres, pour mieux la comprendre.
-Mélusine, Sortilèges.
Mélusine, fraîche adolescente, élève en sorcellerie, arrive dans un lugubre château pour y solliciter un poste de servante aux maîtres de maison, une fantôme acariâtre et un vampire indolent. C'est le début d'une série de gags, où l'on retrouve Mélusine aux prises avec ses études, son travail, souvent ingrat, les craintifs habitants du village menés par un prêtre vindicatif, et sa vieille tante Adrazelle.
L'attrait de cette bande dessinée pour les plus jeunes (cycle 2, notamment) est avant tout son comique de situation très fort, qui s'exprime à travers des gags en une planche, ce qui s'avère idéal pour des séances ponctuelles d'introduction à la bande dessinée. Mais cette série recèle un second niveau de lecture, plus accessible dans le cadre de séquences plus longue avec des élèves plus agés. Comme le souligne Gilles Béhotéguy1, c'est à un choc entre deux mondes, deux époques, deux cultures auquel assiste le lecteur. Mélusine est à la croisée de ces deux mondes: l'univers, familier pour les élèves, des adolescentes modernes, fait de devoirs, de cours ennuyeux, de romantisme désuet et de longues sessions de bavardages entre amies, et l'univers également familier, balisé par la littérature ou le cinéma, d'une horreur grandiloquente, caricaturale, qui semble puiser son inspiration dans les films de la Hammer. On y croise tour à tour vampires, sorcières, monstre de Frankenstein, loup garou, dans un joyeux imbroglio duquel Mélusine doit en permanence tirer son épingle du jeu en comptant sur ses pouvoirs encore balbutiants. Les meilleures illustrations de cette confrontation de mondes diamétralement opposés sont les échanges récurrents entre Mélusine, jeune sorcière « moderne » et sa vieille tante Adrazelle, image d'Epinal de la sorcière traditionnelle telle qu'on la connait, vieille, méchante, repoussante, vêtue de noir, et chevauchant un balai. Cet aspect, mis en parallèle avec les mises en réseau possibles avec la littérature fantastique, offre à l'enseignant des pistes pédagogiques très intéressantes, qui trouveront nécessairement un écho parmi ses élèves.
1BEHOTEGUY Gilles, Mélusine, l'enfant terrible de la sorcellerie, dans Nous voulons lire! N°166, septembre 2006, pp. 27-33.