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Les Genoux de la Castafiore
18 avril 2012

Watchmen, les Gardiens, Alan Moore, Dave Gibbons

  Alan Moore, prolifique scénariste anglais considéré comme un génie à qui l'on doit V pour Vendetta ou La Ligue des Gentlemen Extraordinaires nous livre un récit pessimiste et désenchanté, bien loin des standards du comics de super-héros « traditionnel ». Cette oeuvre, traduite en français par Jean-Patrick Manchette, auteur réputé de romans policiers, a reçu de nombreux prix et distinctions: meilleure bande dessinée étrangère au festival d'Angoulême 1989, c'est également la première bande dessinée à recevoir le prestigieux Prix Hugo, prix littéraire récompensant les meilleurs ouvrages de science-fiction ou de fantasy de langue anglaise. De la même manière, le journal américain Times la classe parmi les cent meilleurs romans du siècle1. On le constate, l'aura de cette oeuvre majeure va bien au delà du microcosme de la bande dessinée: elle s'attaque en effet à un des mythes fondateurs de la culture américaine du XXème siècle, le héros en collant, et lui redonne son humanité. Nous sommes en 1985, dans une uchronie (réécriture de l'histoire en partant du principe qu'un événement du passé s'est déroulé autrement, ce qui a modifié le monde tel que nous le connaissons aujourd'hui) où Richard Nixon est toujours président des Etats Unis d'Amérique. Celui-ci, grâce aux pouvoirs du Dr Manhattan, super-héros aux pouvoirs absolus depuis un incident nucléaire, a gagné la guerre du Viet-Nam, et a su étouffer le scandale du Watergate. La présence de ce super-héros, le seul à posséder des pouvoirs surhumains, rend inutile la logique de l'équilibre de la terreur entre les deux puissances que sont les USA et l'URSS. Les super-héros, symboles d'une justice officieuse, violente et expéditive, sont interdits depuis 1977. Seuls le Dr Manhattan et Le Comédien, sorte de super-agent de la CIA aux convictions nationalistes, pour ne pas dire fascistes, conservent le droit de garder leur identité secrète, et pour cause: ils travaillent tous deux pour le gouvernement. Le dernier « masque » à demeurer dans la clandestinité est Rorschach, héros psychotique, paranoïaque, se sentant investi d'une mission purificatrice, ce qui se traduit par une extrême violence: à l'issue de ses enquêtes, il n'hésite ainsi pas à exécuter les criminels. Les autres héros, à la retraite, mènent une vie paisible en se remémorant avec nostalgie leurs glorieux faits d'armes passés. Le récit commence avec l'assassinat mystérieux du Comédien. Rorschach mène l'enquête, et arrive très vite à la conclusion que quelqu'un cherche à abattre les anciens héros masqués. Dans le même temps, le Dr Manhattan, être omniscient de plus en plus détaché du monde qui l'a vu naitre, quitte la Terre à la suite d'un scandale: on l'accuse d'être la cause du cancer de son ancienne compagne. L'arme absolue de Nixon absente, la Guerre Froide semble atteindre son point de rupture, et la menace d'une attaque nucléaire soviétique devient de plus en plus oppressante.

  Les super-héros traditionnels, positifs, altruistes, bienveillants, sont morts. Alan Moore les remplace par des êtres humains faillibles, vieillissants, et exempts de toute forme de manichéisme. A l'aide de flash-backs, d'encarts reprenant des coupures de presse, il nous fait plonger toujours plus profondément dans ce monde à la fois familier et étrange, mais en même temps terriblement cohérent. En effet, dans les comics traditionnels de super-héros, les surhommes semblent faire partie tout naturellement du quotidien de leurs contemporains, et évoluent dans une sorte de bulle hors du temps, sans avoir de réel impact sur le cours des événements tels que nous les connaissons aujourd'hui. Mais ici, Alan Moore se pose une question simple, à laquelle aucun autre auteur ne semblait avoir pensé jusque là: avec Superman dans nos rangs, jusqu'à quel point le cours de l'histoire aurait pu être modifié? Le monde tel que nous le connaissons aujourd'hui aurait-il la même physionomie? La réponse de Moore est glaçante: il dépeint un monde où Richard Nixon, auréolé de la gloire du Dr Manhattan, conserve le pouvoir jalousement, à la manière d'un roi africain, un monde dont le basculement dans l'horreur nucléaire ne tient qu'à un fil, à savoir le bon vouloir d'un héros surhumain qui se désintéresse de plus en plus de la condition humaine. Les flash-backs et les coupures de presse servent également à nous renseigner sur la psychologie des héros, êtres perfectibles, bien éloignés des figures lisses et infaillibles qui ont autrefois fait la joie des jeunes américains. Il n'est plus possible de s'y identifier, ce sont désormais des êtres humains à part entière, avec leurs passés, plus ou moins glorieux, leurs doutes, leurs défauts. Ce n'est pas un hasard si Alan Moore choisit de nouveaux héros, inconnus, au lieu de reprendre une « franchise » et d'adapter Batman ou Superman: cette oeuvre pousse le concept du super-héros masqué dans ses derniers retranchements, et nous livre une image jusqu'alors insoupçonnée. Il était naturellement impossible de pervertir les héros traditionnels de l'Amérique, même si, à travers Watchmen, les super-héros accèdent enfin à l'age adulte.

1Source: GEREAUME Mickaël, « Watchmen », sur le site Planète BD, 12 janvier 2012, consulté à l'adresse http://www.planetebd.com/comics/urban-comics/watchmen/-/15024.html#image le 17 avril 2012.

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Commentaires
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  • Quels sont les mécanismes, les acteurs majeurs et les albums fondateurs qui ont fait passer la BD d'un rang de sous-littérature à un genre littéraire à part entière, étudié des bancs de l'école primaire aux amphithéâtres de l'université?
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